Éthique et secret médical

Publié le 26 May 2022 à 14:03

 

Bruno TOURNAIRE-BACCHINI

Psychiatre, Praticien hospitalier
Conseil d’administration de la SIP

Mon cher Marc,
Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disons seulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmé malgré lui par les progrès si rapides du mal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’a soigné en son absence. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang.

Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu’un assassin à monter son coup. (…)

J’avais la plus entière confiance en Iollas, jeune médecin d’Alexandrie qu’Hermogène s’était choisi l’été dernier comme substitut durant son absence. Nous causions ensemble : je me plaisais à échafauder avec lui des hypothèses sur la nature et l’origine des choses ; j’aimais cet esprit hardi et rêveur, et le feu sombre de ses yeux cernés. Je savais qu’il avait retrouvé au palais d’Alexandrie la formule de poisons extrêmement subtils combinés jadis par les chimistes de Cléopâtre. L’examen de candidats à la chaire de médecine que je viens de fonder à l’Odéon me servit d’excuse pour éloigner Hermogène pendant quelques heures, m’offrant ainsi l’occasion d’un entretien secret avec Iollas. Il me comprit à demi-mot ; il me plaignait ; il ne pouvait que me donner raison. Mais son serment hippocratique lui interdisait de dispenser à un malade une drogue nocive, sous quelque prétexte que ce fût ; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J’insistai ; j’exigeai ; j’employai tous les moyens pour essayer de l’apitoyer ou de le corrompre ; ce sera le dernier homme que j’ai supplié. Vaincu, il me promit d’aller chercher la dose de poison. Je l’attendis vainement jusqu’au soir. Tard dans la nuit, j’appris avec horreur qu’on venait de le trouver mort dans son laboratoire, une fiole de verre entre les mains. Ce cœur pur de tout compromis avait trouvé ce moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Gallimard, 1974

Proposer ces deux extraits des Mémoires d’Hadrien pour introduire à une réflexion sur le secret et l’éthique en médecine, c’est en rappeler d’emblée le fondement hippocratique : notre pratique s’inscrit dans une histoire et une transmission remontant au moins à l’Antiquité grecque via l’empire romain, à quoi s’ajoutent, entre autres, l’apport de la médecine du monde musulman et l’influence du christianisme.

Le premier texte illustre l’importance de distinguer le secret médical de l’ensemble des secrets professionnels. Dans le roman de Marguerite Yourcenar (une lettre fictive d’Hadrien à son petit-fils adoptif, le futur MarcAurèle), l’empereur divinisé éprouve qu’il est livré dans sa fragilité et sa misère corporelle au regard clinique du praticien. L’exercice de la médecine impose en effet un accès exorbitant à l’intimité de la personne et rend nécessaire un pacte de confidentialité. Aucune clinique ne peut s’admettre sans ce pacte tacite, en dehors du contexte de l’expertise ou de dérogations prévues par la loi (empêcher un crime sur le point de se commettre, protéger un mineur ou une personne en état de faiblesse). Ceci rapproche secret médical, secret de l’avocat ou du psychanalyste et secret de la confession dans le rite catholique, chaque fois qu’il y a nécessité et légitimité à connaître le plus intime du corps ou de la conscience. En France, l’existence juridique du secret médical est aujourd’hui établie par la loi du 4 mars 2002, et depuis 2011 la charte européenne d’éthique médicale en décrit les principaux aspects. Partager le secret médical avec des pairs et d’autres professionnels d’une même équipe peut se justifier dans l’intérêt même de la personne soignée, mais comment accepter la notion oxymorique de secret partagé, face aux intérêts divers de la santé publique, des services sociaux, des employeurs, des assurances, des autorités administratives et judiciaires ? Ici trouvent toute leur place les aspects prudentiels et déontologiques de l’éthique médicale, fondés par l’enseignement hippocratique.

Sans théodicée, il n’existe pas de fondement unique à la morale (cf. Larmore), mais trois principes, qui parfois s’opposent par des exigences à la fois catégoriques et contradictoires : un principe déontologique (ne pas faire certaines choses à autrui), un principe conséquentialiste (faire ce qui produira globalement le plus grand bien possible) et un principe de partialité, non catégorique (avoir des buts personnels légitimes, comme l’amitié, et faire primer le bien sur le juste). Le second extrait des Mémoires d’Hadrien donne l’exemple d’un conflit moral entre deux exigences déontologiques. Pris entre le devoir impérieux de ne pas désobéir à son empereur, dont la philosophie stoïcienne admet le suicide, et l’exigence tout aussi impérieuse d’être fidèle à son serment de médecin, Iollas ne trouve d’autre issue que la mort. Il n’y a pas toujours de solution élégante à certains conflits entre ces principes (ou au sein d’un même principe), conflits qui relèvent selon les cas d’une délibération intérieure ou partagée : c’est ce qui manque ici au jeune médecin en l’absence d’Hermogène. Parfois, on ne peut décider du principe qui doit l’emporter, alors même qu’il y a urgence à agir, et il faut alors se résoudre à s’abstenir par un non possumus.

Référence : Charles LARMORE, Modernité et morale, PUF, 1993

Article paru dans la revue “Le Syndical des Psychiatres des Hôpitaux” / SPH n°09

L'accès à cet article est GRATUIT, mais il est restreint aux membres RESEAU PRO SANTE

Publié le 1653566598000