Dossier : L’insoutenable léguéreté de l’être

Publié le 31 May 2022 à 07:30


En novembre 2015, l’INPH a lancé une enquête en ligne portant sur le vécu et la vision du management médical par les PH. Des résultats portant sur les attentes des managers et des managés ont été présentés dans les MAGs 3 et 5. Nous avions également invité les PHs à une expression libre sur le management, suivie de la question : si c’était à refaire, feriez-vous encore le choix de l’exercice public ? oui ? non ? et pourquoi ?

Expression libre sur le management

A la question du renouvellement du choix d'exercice en hôpital public, le oui l’emporte à 67 % essentiellement du fait de l’intérêt de l’exercice en équipe et des possibilités d’activités d’enseignement et de recherche. Mais dans le groupe de ceux qui ne referaient pas le choix de l’exercice en hôpital public, la perte de sens et les modalités de management occupent une place de choix.

Le vécu et la vision du management révèlent que les PHs relient leur mal-être majoritairement à un management absent, inadapté, voire opaque ainsi qu’à l’absence de prise en compte des impératifs médicaux balayés par des impératifs économiques. Le rapport d’étape de la mission Véran (voir interview page 32) portant sur la T2A corrobore ce constat en révélant l’impact négatif de cette situation sur les pratiques médicales : le quantitatif (le financier) allant même jusqu’à prendre le pas sur le qualitatif (le soin).

Si c'était à refaire, feriez-vous le même choix d'exercice ? Pourquoi ?

La souffrance exprimée par les PHs semble donc prendre ses racines dans la perte de sens de leur exercice soumis aux pressions financières à laquelle s’ajoute un management qui, loin de s’appuyer sur leurs compétences individuelles, est vécu comme un outil de négation de celles-ci.

Marc Mously, économiste et prospectiviste souligne pourtant (voir infra) le bénéfice qu’a une entreprise à informer et faire participer ses collaborateurs car ils acquièrent alors la dimension de responsabilité (mais les managers perdent de leur pouvoir). Dans le MAG 5, Francis GINSBOURGER, économiste du travail et chercheur en gestion, soulignait lui aussi la plus-value de la prise en compte de la professionnalité (les compétences propres à chaque individu, nées de son exercice professionnel), qui à des niveaux collectifs et dans la durée concourent à la production de valeurs. Dès 1972 P. W. Anderson démontrait que « more is diffèrent » (P. W. Anderson. Science, New Series, Vol. 177, No. 4047 (Aug. 4, 1972), 393-396.) en ce sens que la résultante de la mise en commun d’éléments est supérieure à l’addition de ces éléments. Or, dans le cadre de la gouvernance hospitalière, les PHs (U et non U) dont le niveau de compétence acquis est grand sont réduits à une fonction d’exécutants et restent exclus de la sphère des décisions... quelle efficience !

Mais nous pouvons choisir de ne pas subir.
Hannah Arendt a défendu la responsabilité de chacun dans l’exercice des facultés de penser et de juger. Elle a aussi écrit que « Le pouvoir jaillit parmi les hommes quand ils agissent ensemble. ».

Nous pouvons nous saisir de notre responsabilité propre, le code de déontologie nous y oblige d’ailleurs et nous pouvons la revendiquer. Nous disposons de moyens réglementaires et syndicaux pour refuser et dénoncer des situations qui n’ont pas lieu d’être (cf. chroniques d’hôpital). Se taire revient à les cautionner et à les banaliser.

Les syndicats sont là pour cela mais sans l’élan personnel de chacun ils ne peuvent rien. Nous avons demandé aux PH de témoigner de leurs pire et meilleur moment professionnel : le pire est vraiment mauvais : non-respect de décisions juridiques, conditions de travail non réglementaires, « sentiment détestable qui est cette attitude de dénigrement de l’être par l’institution  »... mais il y a aussi le meilleur « ce jour où enfin le malade répond au traitement alors qu’on se croyait démuni  », «  ce moment où enfin on obtient le résultat escompté avec la mobilisation responsable des acteurs concernés de l’hôpital », « ce moment où le patient nous dit  : il faut vous reposer docteur, vous ne m’avez pas l’air en pleine forme  ».

Ces moments méritent que vous preniez le risque de dire non. Et nous serons là pour vous accompagner.

Il y a des conséquences à cet état de faits :
1)
Une démotivation majeure des PHs, qui concourt à la perte de sens et peut altérer la dynamique d’amélioration des soins.
2) Le déplacement du curseur du qualitatif vers le quantitatif qui fait reculer les barrières éthiques (et ce d’autant qu’il y a perte de sens).
3) Et surtout une déresponsabilisation qui ouvre la voie à des dérives : « la profonde perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur l’inexistence du retour, car dans ce monde-là tout est d’avance pardonné et tout y est donc cyniquement permis. » (M. KUNDERA, l’insoutenable légèreté de l’être).

Action collective et développement individuel, un nouvel équilibre

Marc Mousli
Économiste et prospectiviste, collaborateur du magazine Alternatives économiques et de la revue L’Économie politique, animateur du Café de la prospective. l Site web  : https://sites.google.com/site/marcmousli/home

Ouvrages sur le management
• Le management de A à Z, Alternatives économiques - HS poche n°64 bis, novembre 2013. 
• Les Grandes figures du management, éd. les petits matins, 2010. 
• Négocier, l’art et la manière, Maxima-Laurent du Mesnil éd., 2003. 
• Diriger au-delà du conflit - Mary Follett, pionnière du management, éd. Village mondial, 2002

Rassembler des individus pour qu’ils acquièrent une force collective et s’appuyer sur ce collectif pour aider chaque individu à se défendre, c’est la raison d’être originelle du syndicalisme.

Au XXIe siècle, cette dynamique du collectif et de l’individu a gardé toute sa force. Mais elle a beaucoup évolué. Les salariés et leurs organisations vivent au rythme d’entreprises qui s’adaptent aux changements sociétaux, en les anticipant parfois, en cherchant à les rattraper, le plus souvent. Cette obligation de prendre en compte leur environnement, imposée à des entreprises qui n’ont longtemps voulu être que des créatrices de richesse, est la dernière étape d’une longue évolution. À une époque où la relation entre l’individu et les collectifs censés le représenter pose problème (un salarié sur dix est syndiqué, un sur cent cotise à un parti politique), il nous semble utile de montrer comment l’action collective a accompagné le développement de l’individu, depuis le travailleur exploité du milieu du XXe siècle jusqu’au salarié-citoyen conscient de sa force et de ses responsabilités.

Rassembler des individus pour qu’ils acquièrent une force collective et s’appuyer sur ce collectif pour aider chaque individu à se défendre, c’est la raison d’être originelle du syndicalisme.

Nos salaires, nos horaires !
Après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement du général de Gaulle donne aux salariés un droit de regard sur la gestion de leur entreprise, en créant les Comités d’entreprise (CE). La mesure, forte sur le plan symbolique, reste modeste sur le plan pratique, puisque ces comités sont purement consultatifs. Il ne faut néanmoins pas en sous-estimer l’importance : Alain Touraine, sociologue des mouvements sociaux, écrivait en 1997, avec un peu de retard sur la réalité, que « Nous entrons dans une société post-industrielle dans laquelle l’information et la communication sont les principaux enjeux des luttes pour la gestion de la société ». Demander aux dirigeants d’informer régulièrement leurs collaborateurs était donc un vrai progrès social. Le patronat l’a bien compris, et s’est dressé vent debout contre cette obligation. Paradoxalement, certains camarades du père de la loi sur les CE, Ambroise Croizat, ministre communiste et ancien dirigeant de la fédération CGT de la métallurgie, y étaient également opposés, craignant que leurs élus ne tombent dans la collaboration de classe. Pour ces cégétistes purs et durs, la gestion, c’était l’affaire de la direction, et le syndicat refusait de « participer à la gestion patronale ». Le rôle du syndicat (courroie de transmission du Parti) étant d’« imposer » du dehors « une autre orientation économique favorable aux intérêts des salariés  »1. Pour la CGT, l’ouvrier ne devait avoir que deux préoccupations : son salaire et ses conditions de travail.

Comprendre
Avec les comités d’entreprise, les salariés ont gagné le droit d’être informés, donc de comprendre. Il ne faut pas surestimer cette conquête importante : longtemps – et aujourd’hui encore – nombre de patrons n’ont pas compris l’intérêt d’avoir des collaborateurs connaissant bien leur entreprise, ses projets et ses défis. Ils ne disent que ce que la loi les oblige à dire, ou ce qu’ils ne peuvent pas cacher. Et de nombreux représentants du personnel ne comprennent guère les informations économiques, financières et juridiques qui leur sont fournies.

Le rôle du syndicat est donc de former ses adhérents à la tenue des CE, et de leur faire acquérir les connaissances indispensables pour débattre utilement avec la direction.

Peser sur les décisions
En 1983, une loi a fait entrer des représentants des salariés au conseil d’administration (CA) des sociétés contrôlées par l’État – nombreuses, à l’époque. Cette mesure a été étendue trois ans plus tard, à titre facultatif, aux sociétés anonymes privées. On voit également arriver au CA des administrateurs représentant les salariés actionnaires. Dans ce lieu où se discutent la stratégie et les affaires importantes, ces deux catégories d’administrateurs salariés exercent un contrôle beaucoup plus efficace de l’action des dirigeants qu’à travers le CE. De plus, ils apportent leur connaissance du terrain et des points de vue de leurs collègues. Un éclairage précieux, les autres administrateurs ne s’intéressant guère qu’aux résultats financiers et aux opérations stratégiques (diversifications, fusions-acquisitions ou cessions).

Là encore, il ne faut pas se faire trop d’illusions sur le partage du pouvoir : les administrateurs salariés sont très minoritaires et les négociations les plus délicates se règlent souvent en petit comité hors des réunions officielles. Mais si les représentants des salariés sont sérieux et compétents – là encore, le syndicat doit les aider – leur contribution aux débats et aux travaux du CA n’est ni négligeable ni inutile

Le syndicalisme, une école pour les dirigeants ?
Nous ne sommes pas en Allemagne, où de nombreux syndicalistes siègent dans les comités de direction et où le président du conseil de surveillance de Volkswagen est un ancien responsable du syndicat IG Metall. En France, il est anecdotique que Christophe de Margerie, ex-PDG de Total, ait été secrétaire adjoint du CE de son entreprise. Cependant, dans les grands groupes, à la fin de leur mandat, les administrateurs salariés sont souvent réintégrés à un niveau nettement plus élevé que leur qualification initiale, pour tenir compte des compétences qu’ils ont acquises comme dirigeant syndical ou administrateur.

Le regard vigilant des « parties prenantes »
Dans le même temps que se développe la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), le syndicalisme apprend à sortir des usines et des bureaux. Edmond Maire, le militant ayant le plus réfléchi sur l’action syndicale, estimait que si le syndicat « se contente d’exprimer la formulation brute des revendications des syndiqués, il se réduit à n’être que le porte-parole institutionnel des groupes sociaux les mieux garantis. Il ne peut garder son ambition historique d’émancipation et de solidarité qu’en jouant tout son rôle d’insertion dans la société des millions de salariés qui se sentent exclus des décisions, y compris des décisions syndicales »

Toujours actuelle sur le fond, la position de l’ancien secrétaire général de la CFDT doit être élargie.

Dans le même temps que se développe la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), le syndicalisme apprend à sortir des usines et des bureaux.

Des acteurs jusque-là ignorés ou très en marge se voient reconnaître un droit de regard sur la marche des entreprises : les clients et les stakeholders (parties prenantes), individus et organisations concernés par le fonctionnement de l’entreprise sans faire partie de son périmètre : voisins des usines ou des entrepôts, élus locaux, prestataires de services, associations de toutes sortes ou ONG.

Cette entrée en scène de nouveaux acteurs ne change rien aux raisons d’être du syndicat : mettre le collectif au service des individus, mutualiser les ressources et aider chaque syndiqué individuellement. Mais il modifie le contexte des actions. Lors du dernier épisode du conflit entre Air France-KLM et un syndicat de pilotes, le PDG, Alexandre de Juniac, a accusé les représentants syndicaux de refuser de « prendre leurs responsabilités ». En fait, les syndicalistes tiennent leurs engagements vis-à-vis de leurs mandants (avec parfois un peu trop de raideur), mais ne se considèrent pas responsables de la santé fi - nancière et commerciale de la compagnie. Ils sont évidemment conscients des dommages causés par la grève, mais en rejettent la faute sur la direction. Cette attitude (classique) va devenir dan - gereuse : le dialogue pilotes-direction est désormais observé d’un œil attentif et critique par les autres salariés, les clients et les stakeholders. S’aliéner les uns ou les autres de ces outsiders (que l’État, arbitre suprême, ne perd ja - mais de vue) rend vulnérable, et la stratégie d’un bon négociateur est de les utiliser pour renforcer sa position - ou pour fragiliser celle de l’adversaire.

Le syndicalisme à l’heure de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE)
En 2016, un syndicat ne peut se désintéresser du nouvel écosystème qui s’est imposé aux entre - prises, et auquel nombre d’entre elles ont compris qu’il fallait prêter la plus grande attention. Chacune y va de son bilan sociétal, rapport développement durable, rapport annuel intégré ou rapport sur la responsabilité sociétale.

Nous avons relevé une initiative emblématique de l’industriel limousin Legrand, qui cherche à « structurer progressivement le dialogue social avec les parties prenantes du Groupe », qui sont : les clients, les collaborateurs et organisations syndicales, les actionnaires, la communauté scientifique et éducative, les ONG et associations, la société civile, les fournisseurs et sous-traitants, la communauté financière. On peut rester perplexe devant cette énumération, mais la vision globale et systémique de Legrand donne à penser  : des syndicalistes actifs et ouverts devraient accroître sensiblement leur réseau et leur compétence en fréquentant ces «  parties prenantes  », et trouver chez elles des appuis structurels ou ponctuels pour leurs négociations avec la direction du groupe.

En 2016, un syndicat ne peut se désintéresser du nouvel écosystème qui s’est imposé aux entreprises...

On mesure la distance séparant ces syndicalistes-citoyens des cégétistes de 1946, qui refusaient de s’intéresser à autre chose qu’à leurs salaires et à leurs conditions de travail. Ils ont appris, depuis cette époque pas si lointaine, à peser sur la gestion dans les CE, à débattre de stratégie dans les CA, et désormais à se saisir globalement, sans corporatisme, de l’ensemble des questions sociales, sociétales et environnementales. Un passionnant défi pour les générations montantes 3.

3 Rappelons que seulement 3,6 % des moins de trente ans sont syndiqués.

Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH8

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