Évolution, régression ou dé-subjectivation ?
Ayant travaillé 49 ans comme psychologue clinicien dans le secteur médicosocial, notamment auprès d’enfants et d’adolescents présentant des difficultés multiples (cognitives, psychiques, neurologiques…), j’ai assisté aux profonds changements de ce secteur au cours du temps. Il s’agit d’un immense sujet et je ne ferai donc qu’un survol de ces modifications concernant les structures institutionnelles et les façons de percevoir les difficultés des « usagers », selon le terme à la mode depuis quelques années.
Le sociologue Michel Chauvière rappelait dans un ouvrage paru en 1980 (Enfance inadaptée, héritage de Vichy, L’Harmattan) que la notion d’inadaptation juvénile date de 1944, avec la mise en place de mesures spéciales visant à insérer dans la société les enfants et adolescents présentant des difficultés sociales, de délinquance, physiques, intellectuelles, psychologiques… Le champ était vaste, où se croisaient justice, psychiatrie, pédagogie spéciale, et c’est sur cette base que se sont constituées, après la Libération, des Associations à l’origine de nombreux établissements médico-sociaux, que s’est développée la profession d’éducateur spécialisé, puis celles de rééducateurs (en orthophonie, psychomotricité…), de psychologue clinicien, de pédopsychiatre (première Chaire de psychiatrie de l’enfant en 1949, puis 29 Chaires de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent entre 1967 et 1990)…
Le regard porté sur l’enfant en difficulté devenait ainsi plus large, prenant en compte la multiplicité des difficultés, lesquelles furent réparties en grandes catégories de populations ayant chacune leurs structures institutionnelles correspondantes. En simplifiant, il s’agissait : des "cas sociaux" et "caractériels" (appelés par la suite troubles du comportement et de la conduite) placés en Instituts de rééducation (devenus en 2005 Instituts Thérapeutiques, Educatifs et Pédagogiques ) ; des déficients intellectuels (appelés "Débiles" jusque dans les années 80-90) orientés dans les Instituts Médico-Educatifs ; des enfants ayant des difficultés psychologiques et de structuration de la personnalité (névroses infantiles, psychoses, autismes…) reçus dans les Centres Médico-Psychologiques et dans les Hôpitaux de jour.
Il est cependant important de dire que les préoccupations à l’égard de l’enfance sont anciennes. Citons notamment l’ordre du Saint-Esprit au 12ème siècle, Jean-Louis Vivès à la Renaissance, le bénédictin Jean-Paul Bonnet au 17ème siècle, Vincent de Paul, l’Abbé de l’Epée, Itard, Seguin, Bourneville, Montessori, et bien d’autres. En 1964, le sociologue Lucien Malson, avec son livre Les enfants sauvages (Ed. Christian Bourgois), a remis en lumière le travail de Jean Itard au XIXème siècle. Ce livre de Lucien Malson fut à l’origine du film de François Truffaut sur ce "sauvage de l’Aveyron" que Jean Itard, suivant les théories associationnistes de Locke, Hume et Condillac, essaya d’éduquer via divers moyens de dressage. Si, dans les années 60, les méthodes d’Itard furent critiquées à juste titre (bien que dans le même temps, aux Etats-Unis en particulier, le conditionnement fut utilisé, y compris - certes de manière exceptionnelle mais cependant prévue - en utilisant liens, chocs électriques, liquides aversifs…), il n’en demeure pas moins que le projet d’Itard d’"humaniser" Victor allait à l’encontre de ce que la plupart des savants de l’époque affirmaient : que les idiots, appelés ensuite débiles, étaient incurables car atteints de dégénérescence, et qu’il constituaient, disait encore Fernald en 1912, une classe parasite et rapace (on retrouvera d’ailleurs bien plus tard, chez quelques rares psychiatres, les mêmes stéréotypes à l’égard des arabes durant la guerre d’Algérie).
Toutefois, à partir du début du XXème siècle, quelques noms peuvent être rappelés, de femmes et d’hommes qui permirent de voir autrement les enfants en difficulté.
Citons en quelques-uns : Le psychologue Alfred Binet (1857-1911), qui, en association avec le psychiatre Théodore Simon (1873-1961), élabore en 1905 une échelle métrique de l'intelligence permettant de diagnostiquer les élèves présentant des difficultés d’apprentissage afin de leur apporter des aides adaptées (il fut peut-être le premier à souligner l’importance des conditions sociales dans les résultats des performances intellectuelles).
Sigmund Freud qui, sans s’être occupé directement d’enfants, construisit un ensemble théorique où le vécu de la petite enfance prenait une importance capitale pour la vie future de la personne. Dans son sillage, sa fille Anna Freud (1895-1982) et la psychanalyste austro-britannique Mélanie Klein (1882-1960).
En France, Henri Wallon (1879-1962), agrégé de philosophie en 1907, docteur en médecine en 1911 (s’occupant des traumatisés crâniens durant la guerre de 14-18 puis ayant travaillé en Centre psychiatrique), docteur ès lettres en 1914, est l’auteur d’une oeuvre considérable en psychologie (particulièrement sur le développement cognitif et affectif de l’enfant, en débat continu avec le psychologue suisse Jean Piaget), l’auteur également, avec Paul Langevin, d’un plan de réforme de l’enseignement qui ne put être présenté à l’Assemblée nationale mais qui inspira par la suite bien des pédagogues et serait encore utile aujourd’hui.
En Angleterre, le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott (1896-1971) auquel on doit notamment la théorisation de « l’objet transitionnel » et ses apports précieux sur la psychothérapie psychodynamique des enfants.
En France, dans les années 1950-1970, on ne peut manquer d’évoquer les apports de Françoise Dolto (1908-1988), Maud Mannoni (1923-1998), Serge Lebovici (1915-2000), parmi bien d’autres…
Ce qui amène à souligner la grande richesse de cette période relativement à une approche plus humaniste de l’enfance en difficulté, qu’il s’agisse des déficiences intellectuelles, des troubles neurologiques, de la question difficile des autismes et des psychoses infantiles, des adolescents prédélinquants, de la psychothérapie institutionnelle, de la déségrégation, de la priorité donnée à l’écoute du sujet, le tout dans un contexte de controverses et de références théoriques multiples (phénoménologie, structuralisme, thérapies familiales systémiques, pédagogie institutionnelle, psychanalyse, antipsychiatrie, etc.).
Sur le plan institutionnel, la Loi du 30 juin 1975 introduisit : L’orientation des enfants vers telle ou telle structure par la Commission Départementale d’Education Spéciale (CDES) ; une plus grande hétérogénéité des populations reçues dans les IME (qui, auparavant, se divisaient en IME pour déficients profonds, moyens et légers) avec de plus en plus d’enfants venant d’hôpitaux de jour et présentant de graves troubles de la personnalité ; l’intégration scolaire (plus tard appelée "inclusion") la plus large possible ; la mixité… Tout cela nécessitant de profondes modifications dans les pratiques institutionnelles.
Dès lors, un renversement de perspective (venue en partie du Canada) s’instaura : ce n’était plus tellement l’enfant qui était inadapté par rapport à la société mais celle-ci par rapport aux difficultés de l’enfant. Toutefois, si l’idée était généreuse, sa mise en pratique fut particulièrement difficile et ne l’est encore aujourd’hui que bien partiellement (ne serait-ce, exemple le plus connu, que pour l’accès des personnes handicapées physiques à de nombreux lieux).
La Loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale insista sur quelques points à mon sens positifs (comme le Livret d’accueil, la mise de l’usager au centre du dispositif, la prise en compte de son avis et de celui de la famille, la bientraitance…), mais renforça le côté administratif, avec l’imposition d’évaluations internes et externes, la démarche qualité, la traçabilité (multipliant le nombre d’écrits), l’accent sur le droit des "usagers" que d’aucuns voulaient assimiler à des "clients", l’introduction d’une forme de management proche de celui des entreprises, et, in fine, faisant en quelque sorte de ces établissements des prestataires de service. Ce qui créa la plupart du temps un malaise, voire une souffrance, des équipes, qui se sentirent disqualifiées et perçurent bien souvent une prédominance des aspects comptables par rapport aux aspects éducatifs, pédagogiques et thérapeutiques.
Cette tendance remonte cependant bien plus avant, disons dans les années 80, avec le développement de ce qu’il est convenu d’appeler néo-libéralisme en économie et cognitivocomportementalisme en psychologie (que le professeur émérite de psychologie clinique et d’épistémologie, Emile Jalley, fait dériver, l’un et l’autre, de l’empirisme philosophique anglosaxon qui, après passage par les Etats-Unis, a produit une idéologie donnant priorité à l’analyse aux dépens de la synthèse et de la dialectique, aboutissant à une multiplication des spécialisations, à un éparpillement des recherches et des interventions, sans véritable coordination et vue d’ensemble des problématiques (ce qu’un Edgar Morin a maintes fois dénoncé).
En psychiatrie, le DSM (IV et V surtout) - Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux - en est l’incarnation, qui n’est qu’une somme de descriptions de troubles, toujours plus importante au fil des moutures, sans organisation structurelle et sans genèse des symptomatologies, ayant effacé les apports considérables, sur plus d’un siècle, de la clinique psychiatrique européenne, de même que ceux de la phénoménologie et de la psychanalyse. Cette dernière, à l’influence assez dominante dans les années 60-70, fut l’objet d’attaques successives à partir des années 90 (« Le livre noir de la psychanalyse, Le crépuscule d’une idole de Michel Onfray, les charges répétées de certaines associations de parents d’enfants autistes…) à l’avantage de la neurobiologie, du cognitivisme et de la neuropsychologie, malgré ceux qui ont essayé et essaient encore, sans grande audience, d’articuler les différentes perspectives et de montrer leur complémentarité, en s’appuyant sur les notions de plasticité cérébrale et d’épigénétique. L’un des rares à être entendu, qui oeuvre dans ce sens, est Boris Cyrulnik, mais il se réfère beaucoup plus aux travaux sur l’attachement qu’au registre de la psychanalyse.
Avec la Loi de 2002, on est passé, me semble-t-il, de la notion d’inadaptation à celle de handicap, la Commission Départemental d’Education Spéciale ayant été remplacée par la Maison Départementale du Handicap, les multiples troubles "dys" (dyslexie, dyscalculie, dyspraxie, etc.) étant maintenant placés dans le panier des handicaps, ainsi que les diverses formes d’autisme regroupées systématiquement sous le terme "Autisme" au singulier, malgré la variété de leurs manifestations, de leurs degrés, et très certainement de leurs étiologies (Villard, Autisme : Spectre, espéranto ou Tour de Babel ?, Le Journal des Psychologues, n° 364, février 2019). L’expression "psychoses infantiles" n’est officiellement plus employée, noyée dans les eaux opaques du fameux "spectre autistique", alors qu’il y a, à mon avis, des différences nettes entre autismes infantiles et psychoses infantiles (Villard, Entre Méduse et Narcisse. Regard, Psychose, Institution, Edilivre, 2017).
Qu’il s’agisse de handicaps physiques ou psychiques, la question se pose de savoir si la focalisation sur le statut de handicapé ne réduit pas la possibilité d’entendre celui qui le porte, si l’étiquette n’aboutit pas à une certaine uniformité et à l’idée sous-jacente d’étiologies essentiellement organiques se rapprochant de celles du XIXème siècle mais en plus sophistiquées puisque basées sur la génétique et l’imagerie cérébrale. Cette question du sujet, de ce que celui-ci peut dire, de ce qui en même temps le parle (son milieu, son histoire familiale et sociale…), le statut de handicapé ne risque-t-il pas de la scotomiser ?
Même dans les situations où les aspects génétiques, neurologiques, somatiques, sont les plus évidents, une parole singulière est à écouter.
Même dans les situations où les aspects génétiques, neurologiques, somatiques, sont les plus évidents, une parole singulière est à écouter. Et ceci ne semble plus toujours être le cas. Se centrer sur les troubles, le handicap, les déficiences, risque d’amener à n’envisager que rééducations, réadaptations. Cette tendance existait également dans le passé. Mais ne cesse de grandir, dans la pratique professionnelle de nombreux psychiatres et psychologues, l’importance de la neuropsychologie et du cognitivisme, d’une psychologie « modulaire » (remplaçante de l’ancienne psychologie des "fonctions") qui veut réduire chaque trouble à un dysfonctionnement cérébral ou informationnel.
Je ne déconsidère pas le travail des neuropsychologues, notamment dans toutes les affections neurologiques et neurodégénératives, ni celui des psychologues formés aux remédiations cognitives, connaissant l’utilité de leurs pratiques et sachant que nombre de ces praticiennes et de ces praticiens ont une attitude clinique ("au chevet" du patient, selon l’étymologie). Je constate seulement, s’accentuant progressivement depuis vingt ou trente ans, la multiplication des Masters professionnels, aux dépens, me semble-t-il souvent, de l’approche généraliste. J’ai vu quelques fois des comptes-rendus neuropsychologiques extrêmement pointus mais sans aucune référence au passé de l’enfant, à son histoire familiale, à son vécu. Peut-être étaient-ce des exceptions, je l’espère. Une difficulté cognitive, d’apprentissage, de langage, psychomotrice, génétique, ou n’importe quelle autre, ne peut être envisagée seule, hors le contexte affectif, historique, générationnel, etc. Ce qui est souvent reconnu aujourd’hui pour diverses affections somatiques chez l’adulte doit continuer à l’être pour les difficultés de l’enfant.
Deux exemples récents me paraissent illustratifs.
D’abord le dossier sur les « enjeux de l’inclusion scolaire… », paru dans le numéro 50-2020/2 de la revue Psychologie clinique. Malgré les intentions louables de l’inclusion, les différents auteurs rappellent les nombreux obstacles (classes surpeuplées, moyens insuffisants, manque de formation, environnements très différents, implication des parents difficile…). Mais ils soulignent surtout l’étiquetage diagnostique et la prééminence des protocoles, avec en conséquence la création « d’exclus de l’intérieur ». Les nominations pathologiques (tous les « dys », les TSA, TDAH et autres) amènent nombre d’enseignants à se sentir incompétents et dépossédés de leur savoir-faire. L’appel à l’orthophonie prenant une ampleur démesurée. Et souvent, derrière la focalisation sur le symptôme, c’est le sujet qui disparaît.
Ensuite, on peut rappeler l’arrêté gouvernemental de mars 2021 à propos des prises en charge des jeunes enfants en difficulté, en citant quelques lignes écrites, dans le numéro 389 de juillet-août 2021 du Journal des Psychologues, par sa rédactrice et son rédacteur en chef : « Le 10 mars, un arrêté pour le moins surprenant promulguait sous forme d’injonctions des contraintes thérapeutiques concernant "l’expertise spécifique des psychologues" dans le cadre de bilan et d’intervention précoce concernant l’enfant. "Elles s’appuient sur des thérapies cognitivo- comportementales, de la remédiation neuropsychologique et cognitive et de la psychorééducation", passant sous silence tout autre type d’intervention ». Ceci ne peut être plus clair et a suscité de vives protestations, d’autant qu’il y eut plusieurs précédents allant dans le sens d’une dévalorisation des approches psychodynamiques et d’une incitation à utiliser les méthodes cognitivo-comportementalistes (dont au demeurant les résultats ne sont pas meilleurs, selon différentes études universitaires, tout en considérant que les études sur l’évaluation des psychothérapies sont, on doit le souligner, très complexes dans un domaine où, comme dans toute science humaine, un nombre immense de variables est en jeu).
Selon plusieurs témoignages, dans certaines régions, les ARS (Agences Régionales de Santé) feraient pression pour que dans les Centre Médico- Psychologiques les praticiens utilisent uniquement ce type de références théoriques. D’où les protestations et manifestations de psychologues en septembre 2021 pour défendre leur autonomie dans le choix de leurs outils et pratiques (entre autres revendications).
On ne peut guère conclure dans le cadre de cet article, qui n’a d’autres prétention que de mettre en relief une tendance dont je suis depuis longtemps témoin, avec de très nombreux autres professionnels du médico-social. Tendance vers le technicisme, vers un traitement des problématiques psychiques à l’image du traitement des corps (tendance devenue triste réalité en psychiatrie adulte à l’égard de laquelle se multiplient les constats catastrophiques : manque énorme de moyens, retour de l’isolement, de la contention, des électrochocs). « Cri d’agonie de la psychiatrie » titrait en avril dernier le professeur de pédopsychiatrie Pierre Delion, après bien d’autres alertes depuis des années (Collectif des 39, grèves, articles des années 2018 et 2019 dans la Presse, rapport de deux députées en 2019, ouvrages de l’ex infirmier psychiatrique Dominique Sanlaville… Tous dénonçant une psychiatrie exsangue et devenue inhumaine).
Pour revenir à l’Enfance, être considéré comme inadapté n’était pas très valorisant. L’être comme handicapé l’est-il davantage ? Ce serait aux intéressés de le dire, s’ils le pouvaient.
Des problèmes existaient avant, bien entendu, mais pour qui a connu la sectorisation, les lieux de vie, l’ouverture des institutions - pour leurs résidents - vers le milieu du travail, de l’école, handisport, l’accompagnement des familles, les psychothérapies au long cours en essayant que les difficultés du sujet prennent sens pour lui… pour qui a connu cette vingtaine d’années d’embellie, il y a le sentiment qu’une forme de régression est en cours, partielle selon certains, profonde selon d’autres, mais vis-à-vis de laquelle une résistance existe car, dans le médico-social, les professionnels essaient encore sans doute de faire du bon travail… lorsqu’ils ne sont pas empêchés par les injonctions, les protocoles, et qu’ils ne sont pas démotivés.
Au moment même où je termine ce texte, se déroulent les Assises de la santé mentale et de la psychiatrie. On verra ce qui en sortira.
Espérons que les années qui viennent seront celles d’un renouveau et d’un retour du sujet, mais la tâche sera immense.
Dr Maurice VILLARD
Psychologue clinicien
Septembre 2021
Article paru dans la revue “Le Bulletin des Jeunes Médecins Généralistes” / SNJMG N°31