De Jadis à naguere

Publié le 16 May 2022 à 20:49

« Les pressentiments et les impressions intuitives sont essentiels pour débuter un travail, mais c’est seulement de la qualité des nombres qu’à la fin la vérité peut surgir »

Lewis Thomas.

Il est de bonne pratique, à l’heure de l’EBM (Evidence Based Medicine) de s’appuyer, pour choisir une option thérapeutique plutôt qu’une autre, sur des recommandations de grade A, de niveau de preuve 1. Pour autant peut-on ignorer l’opinion des maîtres ? Est-ce que la médecine d’opinions, de savoir-faire particuliers, d’habiletés techniques transmis de génération en génération a disparu au XXIème siècle, remplacée par l’évidence des conclusions des grandes études randomisées ?

Qu’en est-il de l’influence sur nos pratiques quotidiennes des écrits d’Hippocrate, de Soranos, de Mauriceau ? Ce dernier, par exemple, affirmait au XVIIème siècle : “comme l’Opération césarienne cause toujours très certainement la mort à la femme, on ne la doit jamais entreprendre durant qu’elle est encore en vie”, les opinions et les habitudes obstétricales ont manifestement changé !

La prise en charge de l’accouchement d’une présentation non céphalique a connu diverses époques ; Hippocrate au premier siècle affirmait qu’il n’était pas possible de pratiquer un accouchement avec une présentation en siège sur enfant vivant. Soranos d’Ephèse, un médecin grec du deuxième siècle est souvent cité comme « l’inventeur » de la version par manœuvre interne (VMI).

Ses mots sont repris par Herrgott dans une analyse comparée de la prise en charge obstétricale, entre autre, des présentations dystociques- c’est-àdire une présentation céphalique non engagée, une présentation transverse, une présentation du siège.

« Pour le Traitement des dystocies il faut remonter le moral de la femme pour qu’elle ait bon courage et soit sans crainte, si une main se présente gardez-vous de la saisir et de l’attirer, car l’enclavement deviendrait plus fort, la tête se porterait en haut et de côté, il pourrait se produire une luxation et l’arrachement de l’épaule. Du bout des doigts déployés repoussez le fœtus en haut vers le fond, et dirigez ensuite le bras en repliant le coude puis étendez la main sur le côté du corps et sur la cuisse et vous pratiquerez l’accouchement sans difficulté.

Si se présentant par les pieds, le fœtus est incliné d’un côté quelconque, il faut le ramener dans la bonne direction, à peu près comme quand la tête se présente. Quand c’est un seul pied qui se présente, il ne faut pas le saisir et l’attirer ; en effet, l’autre pied étant replié, le fœtus s’enclaverait davantage. Dans ce cas il faut appliquer l’extrémité des doigts sur la région périnéale, repousser le fœtus vers le fond de la matrice, puis introduire la main, étendre la jambe fléchie parallèlement à l’autre. Si les deux pieds se présentent , l’une des mains étant repliée ou même les deux, il faut encore de la même manière repousser le fœtus et arranger les bras (étendus le long des cuisses).

Si les pieds sont écartés l’un de l’autre et appuient sur deux points éloignés de l’orifice de la matrice, il faut les joindre et les placer dans la direction de l’orifice de l’utérus. Si les genoux se présentent il faut repousser en haut le fœtus, étendre les jambes et le retirer par les pieds, s’il se présente par les fesses, il faut repousser le fœtus, lui étendre les jambes, placer ses mains le long des cuisses et le retirer par les pieds.

Toutes ces opérations devront être exécutées avec douceur, sans produire de contusion, en ayant soin de maintenir huilées les parties, afin que la parturiente soit préservée de toute blessure et que l’enfant reste en vie. En procédant ainsi nous avons amené vivants un grand nombre d’enfants dont la naissance avait été entravée par ces difficultés. »

L’enseignement de Soranos a malheureusement été perdu pendant plusieurs siècles et il faut attendre le XVIème siècle avec Ambroise Paré et le XVIIème siècle avec Mauriceau notamment pour retrouver des descriptions d’accouchement de nouveau-né vivant avec des présentations non céphaliques.

Ainsi, Mauriceau affirme : « Dans la plupart des mauvaises postures auxquelles l’enfant se présente il vaut souvent mieux le tirer par les pieds, que d’essayer à le réduire en la posture naturelle, c’est pourquoi cet accouchement doit servir de règle à bien pratiquer les autres ».

Et les règles de la VMI sont de nouveau enseignées comme en témoigne l’ouvrage de Lucien Pinard :
« Il y a trois temps distincts dans la version : l’introduction de la main dans l’utérus, l’évolution du fœtus et l’extraction de ce même fœtus.
La main que l’on doit introduire dans les parties génitales et qui a été graissée comme nous l’avons dit est disposée en cône avant d’être présentée à la vulve, et engagée dans celle-ci par pression combinée à de petits mouvements de rotation.
Si la femme est primipare, la main peut trouver, à franchir l’orifice vaginal, une certaine difficulté, tenant à une réaction spasmodique du constricteur de la vulve ; dans ce cas, il faut savoir attendre quelques secondes et bientôt on sentira que la résistance est vaincue et que l’on peut continuer de faire cheminer la main vers l’orifice utérin. Mais, dès qu’on sent cet orifice sous ses doigts , on s’empresse, avant d’aller plus avant, de porter l’autre main sur le fond de l’utérus pour bien soutenir cet organe, l’empêcher de fuir et rapprocher un peu, en même temps, les pieds du fœtus de la main qui va à leur recherche. Ce placement d’une main sur le fond de la matrice, pendant la durée, non-seulement du premier temps de l’opération, mais encore du second, est, remarquons-le bien, un précepte de la plus haute importance et qu’il ne faut jamais oublier de mettre en pratique, sous peine d’exposer le vagin à une déchirure grave. Arrivée sur l’orifice utérin, la main cherche à bien reconnaître cet orifice, et ce n’est que lorsqu’elle est sûre d’être où il faut , que, les doigts étant plus que jamais disposés en cône, elle entre dans la cavité même de la matrice. On choisit du reste, pour l’introduction de cette main, successivement dans la vulve, dans le vagin et dans le col de l’utérus, un repos de ce dernier organe, autrement dit, un intervalle de deux douleurs.
Quoi qu’il en soit, on doit entrer dans l’orifice utérin avec douceur, sans doute, mais aussi sans hésitation, sans tâtonnements et quand on l’a franchi aller également sans hésitation jusqu’au fond de l’utérus. Lorsqu’on y est rendu, s’il survient une contraction, il est bon de s’arrêter, de garder sa main immobile, à plat, pour reprendre ensuite ses recherches, une fois la douleur passée. Les doigts doivent se promener doucement et chercher les pieds ou les genoux. On saisit donc ce que l’on peut, pour l’amener immédiatement au détroit supérieur : les mouvements de la main introduite et l’évolution du fœtus sont bien plus faciles quand on sait agir vite, comme nous venons de le dire, que si par des recherches prolongées et inintelligentes on avait agacé le fond de l’utérus et suscité dans cet organe des contractions violentes. »

Les dernières RPC du CNGOF sur l’accouchement du deuxième jumeau remettent cette « VMI » inventée par Soranos au goût du jour. Et curieusement l’essentiel de ces recommandations ne s’appuie pas sur un grade A ou un niveau de preuve 1. Ainsi, l’accord professionnel permet d’élaborer des recommandations en s’appuyant sur les compétences techniques, les habitudes, les connaissances du clinicien, sans l’aval d’études randomisées. Je trouve cela rassurant.

Le défaut d’accès aux manuscrits de Soranos ont laissé de côté la VMI pendant plusieurs siècles, il ne faudrait pas que la volonté d’obtenir des chiffres, des conclusions statistiquement significatives surpasse la nécessité d’apprendre un savoir-faire qui fait toute la richesse de notre spécialité.

Nina

Article paru dans la revue “Association des Gynécologues Obstétriciens en Formation” / AGOF n°01

Publié le 1652726961000