La dermatologie se distingue par l'importance cruciale de l'observation clinique. En effet, même si la photographie numérique a facilité la transmission et la comparaison d'image, l'association de lésions élémentaires formant de grands tableaux dermatologiques standardisés reste le fondement de notre formation. Ainsi, dans notre spécialité peut-être plus qu'ailleurs, un œil aiguisé semble nécessaire. Tant dans la pertinence des diagnostics que pour s'assurer d'une communication fluide entre pairs, notre « lexique » visuel commun et ses nuances subtiles s'avèrent indispensables.
Plusieurs études se sont intéressées à la formation en « littéracie visuelle » - capacité à observer et analyser une image - dans les études médicales. Une méta-analyse de 2023 portant sur 11 études a examiné l'impact de l'utilisation de VTS (Visual Thinking Strategies, une méthode d'enseignement utilisant l'art et des questions ouvertes pour améliorer la littéracie visuelle) chez les étudiants en médecine. Malgré leurs échantillons de faible taille et des schémas différent, toutes montrent une amélioration des capacités cliniques après instauration de ces programmes, et plusieurs facultés de médecine proposent maintenant des programmes d'art.
L'interaction entre art et dermatologie précède néanmoins de très loin ces études. Il n'est pas rare que l'œil affuté d'un dermatologue, déambulant dans une galerie, parvienne à diagnostiquer des pathologies sur des œuvres centenaires. Une connaissance d'anciennes maladies qui pourrait s'avérer nécessaire ! En effet, on observe actuellement la recrudescence d'une maladie curable mais aux manifestations bruyantes, que l'on espérait pourtant voir disparaître de notre radar : la syphilis.
Cette maladie vénérienne, connue depuis le XVe siècle, a ceci de particulier qu'elle a marqué à la fois le monde de la médecine et celui de l'art. En effet, dès les épidémies européennes du XVIe siècle, celle qui était appelée « le mal français » dans plusieurs pays a inspiré terreur et fascination, au point de se retrouver au centre de nombreuses œuvres d'art où la médecine se mêlait à la notion de punition divine. Nous pouvons notamment citer la gravure « Le Syphilitique » d'Albrecht Dürer de 1496. Mais nous pouvons encore remonter bien plus loin, car la plus ancienne représentation de la syphilis connue est une cruche péruvienne du IVème siècle !
Ces illustrations nous apportent aussi des informations précieuses sur les traitements employés. Une gravure de Laniet en 1659 illustre par exemple les cuves de fumigations de mercure et arbore le message « pour un plaisir mille douleurs ». Cet adage lourd de stigmatisation renvoie à un autre proverbe, encore plus connu : une nuit avec vénus pour une vie avec mercure.
S'il est parfois dit que Pablo Picasso a peint ses « Demoiselles d'Avignon » pour illustrer sa peur des maladies vénériennes, la transmission congénitale de la syphilis est probablement la plus tragique. Le « Cri » d'Edvard Munch est célèbre, mais ne passez pas à côté de « L'Héritage », un tableau tout aussi glaçant qui illustre la transmission mère-enfant de la syphilis. Celui-ci aurait été inspiré au peintre après une visite au musée des moulages à Paris, preuve encore une fois des nombreuses interactions médecine et art ! Ce détournement lugubre du thème classique de la « madone à l'enfant » est original par sa volonté affichée de briser un tabou bien installé.
Enfin, en visitant le MET à New York, vous pourrez éblouir vos amis en révélant les signes de syphilis congénitale sur le portrait de Gerard de Lairesse, peint par Rembrandt, qui a permis a posteriori le diagnostic de la maladie qui emporta la vue puis la vie du peintre.
Pour terminer avec la syphilis, nous vous partageons une affiche que vous auriez pu trouver dans les années 1920 chez votre médecin. Le péril vénérien, interprété par le Ministère de la Santé Publique… Il n'est pas nécessaire de commenter ce texte, appréciez par vous-même.
Ainsi, en suivant une seule pathologie dans l'art, nous voyageons du IVème siècle à notre ère, améliorons notre œil clinique, brillons en société, étudions l'évolution de la société, et comprenons mieux le stigma persistant de la syphilis (pourtant aujourd'hui traitable) dans le monde moderne. Alors, qui dit mieux ?
N'hésitez pas à proposer à vos amis et collègues la visite d'un musée local, cela vous permettra de parler d'autre chose que la médecine… Ou pas !
Angèle LALLEMENT
Interne de dermatologie à Montpellier
Présidente de la FDVF
Sources
1. Tampa M, Sarbu I, Matei C, Benea V, Georgescu S. Brief History of Syphilis. J Med Life. 15 mars 2014;7(1):4-10.
2. Integrating the Integumentary System with the Arts - PMC [Internet]. [cité 3 juin 2024]. Disponible sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6169602/
3. Morton RS. Syphilis in art: an entertainment in four parts. Part 1. Genitourin Med. févr 1990;66(1):33-40.
4. Perciaccante A, Coralli A. The History of Congenital Syphilis Behind The Inheritance by Edvard Munch. JAMA Dermatology. 1 mars 2018;154(3):280.
5. Cerqueira AR, Alves AS, Monteiro-Soares M, Hailey D, Loureiro D, Baptista S. Visual Thinking Strategies in medical education: a systematic review. BMC Med Educ. 27 juill 2023;23:536.