Articles d’internes : la psychiatrie vue d’ailleurs

Publié le 25 May 2022 à 13:10


UNE EXPÉRIENCE ITALIENNE

Si le système de soins psychiatrique français est considéré comme relativement bon dans son ensemble, il en reste néanmoins largement perfectible. Une des critiques qu’on pourrait lui adresser, et qui est valable pour l’ensemble de notre éducation médicale, est le manque d’ouverture vers l’extérieur. Les expériences à l’étranger sont ainsi rares, difficiles à mettre en place et in fine très peu valorisées par le système universitaire. Ce qui est regrettable -a fortiori en psychiatrie- où de grandes différences dans les pratiques existent, véritables reflets des bagages historiques et sociaux nationaux.

Pourtant des initiatives existent, comme celle de l’EFPT (European Federation of Psychiatric Trainees), fédération regroupant les associations nationales d’internes européens. L’Exchange Program propose ainsi un ensemble de stages d’observation dans 13 pays européens. S’il s’agit de courtes périodes (4 à 6 semaines), l’immersion est suffisante pour pouvoir s’imprégner d’un système, s’agissant de stages principalement cliniques.

Ayant eu la chance de pouvoir bénéficier de ce programme dans le cadre d’un stage à Trieste en Italie, c’est un retour d’expérience qui est ici proposé. Il est assorti de quelques réflexions, qui n’ont aucune prétention d’exhaustivité, mais sont bien nées de rencontres singulières.

Parfois qualifié d’un lapidaire «    pays de l’antipsychiatrie  », il apparaît vite que la réalité de la psychiatrie italienne est bien entendu plus complexe, et qu’on ne peut résumer ainsi ce modèle de soins. D’autant moins qu’il faut rappeler, si nécessaire, qu’il a été source d’inspirations pour nos réformes menant à la création de la sectorisation des soins.

Rappel historique
C’est à Trieste qu’est née la réforme du système italien de soins en psychiatrie, dite «  Loi 180  ». Aux portes de la ville, dans le Parc San Giovanni, siégeait alors un des plus grands asiles du pays. Environ 1200 aliénés y vivaient, dans des conditions déplorables, et dont le traitement consistait principalement en l’éviction sociale notamment à travers la déchéance des droits civils pour qui y était interné.

Franco Basaglia, jeune psychiatre exerçant dans la région, a dans ce contexte développé puis appliqué un mode de pensée radical. Bien que complexe -et donc synthétisable qu’aux moyens de simplificationsle postulat sur lequel se base ses réflexions est que l’hôpital psychiatrique est par essence néfaste. L’institution devient le lieu de « l’anéantissement de l’individualité  » et de «  l’objectivation totale du patient  » [1], cette marginalisation en dehors de la société aboutissant à la chronicisation des troubles.

Plus avant, les soins prodigués sont considérés comme une violence, qui reproduit in situ, à l’hôpital, la violence sociale dont sont victimes les personnes atteintes de troubles psychiques, mais aussi tous les opprimés. La psychiatrie, qu’il ne pense pouvoir être que sociale, se retrouve de la sorte déracinée de ses origines médicales. Il enjoint ainsi les psychiatres à sortir de « l’asepsie scientifique », de refuser le mandat de « contention sociale  » qu’ils se voient attribuer. Allant encore plus loin, il se nourri des critiques de la communauté scientifique attribuant à ses travaux un manque de sérieux, puisqu’il l’assimile au défaut de respectabilité qui a toujours été associé à la maladie mentale, allant jusqu’à le revendiquer.

De là, toute tentative d’amélioration de l’institution est vaine, puisqu’intrinsèquement négative. Le coté révolutionnaire et politique est central dans sa pensée, et c’est pourquoi le modèle préconisé n’est pas statique et que sa seule constance est en une négation, celle de l’institution. Ainsi, le système pour éviter tout aspect sclérosant, doit comporter en son sein une dynamique, des confrontations voire une agressivité comme moteur, qu’il énonce aussi comme indispensable dans la relation thérapeutique. En l’absence de lieu de soins hospitaliers, l’essentiel des soins doit donc se faire dans la ville et parmi la communauté.

Une expérience basaglienne : le fonctionnement d’un service triestin
Près de 50 plus tard, les services de Trieste restent profondément marqués par la pensée de Franco Basaglia, qui est par ailleurs omniprésente dans la formation des internes. On ressent une grande fierté face à cet héritage, qui aujourd’hui encore fait des émules, et de nombreuses délégations étrangères viennent encore visiter le Département de Santé Mentale (DSM) de Trieste. Le modèle politique diffuse l’ensemble du système, et on peut être surpris par les connaissances, mais aussi les capacités d’analyse et de critique des internes italiens sur leur modèle de soins. Cela semble bien loin de la certaine désaffection généralisée que nous portons malheureusement à tout ce qui attrait à la santé publique ou l’organisation des soins.

En pratique, il n’existe donc plus de Centre Hospitalier Spécialisé à Trieste. Le territoire est divisé en secteurs, de tailles similaires aux français, au sein desquels les soins sont organisés par le Centro di Salute Mentale (CSM), équivalent d’un CMP. Les CSM sont ouverts jours et nuits, tous les jours. Un binôme psychiatre/ infirmière est détaché en permanence pour recevoir les patients, connus ou non, sans rendez-vous. Il n’y a ainsi pas de délai d’attente pour un premier rendez-vous. Les quelques lits présents (5-6) ont pour vocation de recevoir les patients pour de très court séjour (une semaine maximum), et qui relève plus de l’hébergement qu’une véritable hospitalisation. Une équipe soignante en nombre important et consacrée à l’ambulatoire permet la généralisation des visites à domicile, qui peuvent aller jusqu’au « monitorage » i.e. un passage quotidien du psychiatre si nécessaire, ou l’accompagnement des patients dans leur démarches sociales et médicales. Les urgences sont gérées par le CSM ou par le service de psychiatrie de l’hôpital général, petite unité de quelques lits pour les situations avec intrication somatiques, où là aussi la durée maximale de séjour est de l’ordre d’une semaine. Tous les services sont ouverts, et il n’y a pas d’hospitalisation sous contrainte.

L’essentiel des soins est donc tourné vers la communauté en essayant de les intégrer le plus possible dans son fonctionnement, sans séparer les usagers de soins des autres. Une grande valeur est accordée au travail, cela passe par la multiplication de partenariat avec des entreprises sociales ayant cette vocation. L’accès à l’emploi est ainsi facilité, mais correspond aussi à un plus faible recours aux allocations pour handicap.

Un autre élément marquant du système triestin et la quasi-absence de judiciarisation du système. En effet le psychiatre ne vit pas dans la crainte d’une action de justice à son encontre, protégé par la jurisprudence italienne. Cela va de pair avec plus de libertés accordées aux patients. Sans cette épée de Damoclès, plus de souplesse est permise dans les décisions thérapeutiques, alors guidées principalement à l’aune de l’amélioration du patient et libérées de l’inquiétude d’un incident médico-légal.

Quelles comparaisons possibles au modèle français ?

En partie lié à cela, le secret professionnel est moins respecté. Par exemple, les voisins peuvent être sollicités en cas d’intervention au domicile mais aussi inclus dans les intervenants de la prise en charge. Ils leur seront alors volontiers transmis les éléments du dossier médical.
Le modèle dominant est celui d’une psychiatrie avant tout sociale, et dont les troubles trouvent leurs origines et leur résolution dans la société. A cet égard, l’attitude du psychiatre face au traitement pharmacologique est parfois ambivalente. Les antidépresseurs semblent moins favorablement prescrit que les neuroleptiques, car perçu comme pouvant prévenir le patient de résoudre un conflit dans sa vie sociale.
D’autre part, l’attitude que les soignants peuvent avoir face aux l’ECT, assimilées à des pratiques d’avantguerre à la limite de la maltraitance confine parfois au dogmatisme. Les plus anciens les assimilent à la psychochirurgie type lobotomie des patients qu’ils ont connus et dont ils se souviennent avec horreur. Les aspects psychodynamiques sont assez largement remis au second plan.
La négation de l’institution, et jusqu’à un certain point de la maladie psychiatrique, a bien évidemment des répercussions sur la relation thérapeutique, qui prend parfois des allures d’accompagnement éducatif, social ou type «  coaching  ».

Une des difficultés d’un système revendiqué comme politique et radical il y a une cinquantaine d’année est d’à la fois maintenir cette composante révolutionnaire telle que Basaglia le préconisait tout en étant à présent un modèle établit et visité. C’est pourtant ce qui était dénoncé dans l’Institution en Négation [1], « la négation est la seule modalité viable à l’intérieur d’un système politico-économique  ». La communauté thérapeutique n’est donc pas un modèle, seule la dimension négative de l’expérience est, selon l’auteur, le principe à reproduire. Pourtant, une impression de rigidité face à d’autres aspects de la psychiatrie et son évolution se fait sentir lors de discussions avec les équipes.

Il faut aussi par ailleurs souligner qu’il existe de grande disparité à travers le territoire italien, certaines régions n’ayant pas adopté la loi 180 de fermeture des hôpitaux psychiatrique. Aussi, une des fiertés du DSM de Trieste, la quasi-absence de secteur privé ambulatoire et hospitalier, qui peut être un gage d’efficience, ne peut être inférer à l’ensemble du pays.

Ceci dit, si ce n’est pas l’objet de cet article de mener une comparaison d’indicateurs de santé, force est de constater que l’Italie affiche un taux de suicide trois fois moins important que la France [2]. Si cette différence ne peut bien évidemment qu’être poly-factorielle, force est de constater que pour un système, avec les précautions énoncées précédemment, sans hôpital, cela donne à réfléchir.
 D’autant plus que notre modèle, lui non plus n’a pas vécu de changement majeur depuis la fin des années soixante et la sectorisation, et reste encore très axé sur la prise en charge hospitalière.
Pour conclure, une des qualités indéniables du modèle triestin est l’intégration dans la ville des usagers en santé mentale -et en corollaire la tolérance dont ils bénéficient. Cette lutte contre le stigma, initialement portée par des psychiatres et ayant ainsi porté ses fruits, nous rappelle le rôle critique que nous devrions avoir, sinon prendre, sur le plan social et politique en faveur de notre discipline.

  • L’Institution en négation, Franco Basaglia, trad. fr. R. Bonalumi, Les éditions arkhê, 2012, (Rééd. Seuil, 1970).
  • http://www.who.int/gho/mental_health/suicide_rates_text/en/
  • Jean-Victor Blanc Interne à
    Paris Rédacteur à What’s up Doc !

    Article paru dans la revue “Association Française Fédérative des Etudiants en Psychiatrie ” / AFFEP n°15

    L'accès à cet article est GRATUIT, mais il est restreint aux membres RESEAU PRO SANTE

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