Articles d’internes : « folie », « culture » et ethnopsychiatrie

Publié le 25 May 2022 à 12:55


Le risque de l’exotisme à deux sous

Professeur de psychologie, désigné ethnopsychiatre, Tobie Nathan affirme sur son blog que la schizophrénie n’existe pas dans le « monde » africain. Laissant une limite floue entre « monde des esprits » et « monde des humains », son discours laisse entendre que la schizophrénie serait une invention de l’Homme blanc importée en Afrique avec la colonisation.

Invité quasi systématique des émissions de radios qui traitent du sujet de la Folie en Afrique, et multipliant les interviews auprès des magazines de vulgarisation psychologique, il assène auprès du grand public l’idée qu’ « un Africain, un Malais, un Indien, un Européen seront malades différemment  », et que «  les peuples traditionnels ont leur propre psychopathologie ». Le cerveau des hommes d’origine africaine fonctionnerait-il donc différemment de celui des hommes d’origine caucasienne ? Cette idée absurde est toutefois maintes et maintes fois reprises dans le discours de l’expert autoproclamé des maladies mentales en Afrique. Selon sa vision dualiste, le psychisme, composé « des esprits, des démons, ou encore des dieux », pourrait être détaché du biologique, vulgairement réduit à « des virus et bactéries, ou des gènes » …

La Folie se traiterait donc en Afrique grâce aux thérapeutes traditionnels, ayant pour fonction « d’éloigner du patient ces êtres maléfiques en les dupant ».

 Permettez-moi d’émettre certains doutes face à ce discours dangereux et anti-psychiatrique.

Pour commencer, prenons l’exemple d’un homme d’origine ethnique Peuhl. Il a certes une appréhension du monde, un vécu, et des usages culturels différents d’un homme d’origine française, il n’en est pas moins un homme avec un organe appelé cerveau, des connexions neuronales et des neurotransmetteurs dopaminergiques qui peuvent dysfonctionner … La culture ne domine pas tout, elle ne construit pas davantage l’individu que ne le fait le biologique. Elle fait partie de l’individu au même titre que son histoire familiale, son environnement social et géographique etc.. Les africains ne sont pas constitués que d’esprits et de divinités.

La culture n’est pas non plus ce concept décrit comme figé et immuable  : que sont ces peuples traditionnels dont parle Tobie Nathan ? Peut-on réellement imaginer que les béninois d’aujourd’hui vivent comme leurs grands-parents, et que eux-mêmes vivaient comme leurs aïeuls  ?

 Abordons ensuite ce concept de « Folie », inlassablement utilisé dans les discours ethno-psychiatriques. Intéressant à une époque où le délire et les comportements psychotiques étaient incompréhensibles et dégagés de toute connaissance médicale, ne devrait-il pas être aujourd’hui réactualisé  ? Figure littéraire qui intrigue et interroge, le Fou fait couler beaucoup d’encre  ! A en croire certains, le Fou peut être n’importe qui  : de l’original se vêtant de façon excentrique au jeune homme souffrant de schizophrénie…2 Cette définition de la Folie s’étend donc la maladie chronique grave, à la souffrance psychologique, jusqu’à l’altérité individuelle qui, sans être pathologique au sens médical, serait considérée comme socialement «  anormale  ». Ainsi, la Folie nous concernerait tous. De l’originalité à la schizophrénie, il n’y aurait alors qu’un pas  ? Cette limite floue est maintenue, dès lors qu’on met au même niveau un patient atteint de schizophrénie et une jeune fille violée en grave souffrance psychologique, une « crise de folie » et un « désordre psychologique ».

Les malades psychiatriques ont-ils vraiment à gagner de l’effacement de la dimension médicale de la Folie ? Ne serait-il pas temps de modifier cette définition ? Aider à déstigmatiser la maladie mentale, ne seraitce pas d’abord la considérer comme une maladie  ? Ne serait-ce pas distinguer clairement psychiatrie et psychologie,  deux disciplines s’intéressant au psychisme, mais par un abord et pour des fonctions différentes. L’ethnopsychiatrie est en réalité un abus de langage, et devrait être nommée ethnopsychologie. Que Tobie Nathan s’occupe des souffrances psychologiques des migrants, c’est tout à son honneur… Qu’il éclaircisse en revanche ses positions pour ne pas jeter d’ombre à la prise en charge des malades psychiatriques en Afrique comme ailleurs.

Travaillant depuis 2013, via l’association SMAO (Santé Mentale en Afrique de l’Ouest), auprès de l’ONG SaintCamille de Lellis au Bénin et au Togo, j’ai eu accès à des dizaines, voire des centaines de témoignages de malades. Tous parlent de leur parcours chaotique dans le désert médical psychiatrique. Nombre sont ceux dont les familles ont été ruinées par les séances répétées chez les tradi-thérapeutes et les centres de prières. Faute de traitement, nombreux sont ceux également qui passent de longues années enchaînés à l’écart de leur village, voire dans ces mêmes centres de tradi-thérapie sensés les soigner.

La magie « ancestrale » et les cérémonies « traditionnelles » usant de transes et tisanes botaniques ont peut-être un quelconque effet sur les troubles et souffrances psychologiques. Mais je suis dans le regret de vous affirmer que les marabouts et guérisseurs africains ne détiennent pas plus que nous, « occidentaux », le traitement miracle guérissant définitivement de la schizophrénie (entre autres pathologies psychiatriques chroniques), qui existe bel et bien en Afrique, comme ailleurs.

Certains articles scientifiques évoquent l’itinéraire thérapeutique particulier du patient africain, comme quelque chose relevant de sa spécificité culturelle. Comme si ce nomadisme thérapeutique, entre guérisseurs traditionnels, églises pentecôtistes et médecine « moderne », était le simple fait de leur culture et de leurs croyances magico-religieuses.

C’est là une des erreurs rencontrées en ethnopsychiatrie : certains focalisent leur regard sur la seule Culture, occultant totalement les dimensions sociale, économique, géographique et politique. En effet, comment imaginer qu’un jeune homme béninois, en proie à un brusque accès de délire, agité, agressif, puisse être emmené par sa famille ailleurs que chez le radiothérapeute voisin ?

Prenons l’exemple d’Idrissou, à Kérou. Ville du Nord du Bénin, Kérou se trouve à plus de 600km de Cotonou (sur la côte sud), la capitale du pays, où se trouve le seul centre hospitalier psychiatrique public du pays. Pour y arriver, il faut parcourir déjà 8 bonnes heures de route goudronnée, puis encore 3 à 4h de piste en terre, traverser quelques dizaines de villages de brousse isolés.

 Considérons cette route du point de vue d’une famille béninoise  :

  • sans moyen de transport propre ;
  • sans moyen financier pour payer
    - le trajet en taxi-brousse jusqu’à Cotonou, pour 2 personnes (le malade, et l’accompagnant), aller et retour ;
    - la consultation auprès d’un psychiatre ;
    - le traitement pour 1 mois ;
    - le tout à repayer à nouveau chaque mois, pour un parent malade et ne pouvant le plus souvent pas travailler, donc totalement dépendant de sa famille ;
  • dans un pays où l’Etat ne développe aucune politique de santé mentale, ni ne finance évidemment d’AAH, ni de CMU, ni même de Sécurité Sociale ;
  • Cette famille, vivant dans un village aussi éloigné des soins, n’a probablement même pas l’idée qu’un centre psychiatrique existe quelque part, ni même l’idée que les comportements «  bizarres bizarres  » de leur proche relève d’une maladie, qui se soigne.

Idrissou est tombé malade lorsqu’il avait environ 20 ans. Délire, agitation, bizarreries  : un tableau typique de premier épisode délirant, comme on en voit chez nous tous les jours. Amené chez les guérisseurs, la maladie a fini par se calmer quelques mois plus tard, mais « c’est revenu ». On a probablement dit à la famille qu’Idrissou était envoûté  : les raisons peuvent être multiples (un père gagnant trop bien sa vie, une voisine ou une tante jalouse, une vengeance, Idrissou étant même peut-être l’ensorcelleur ensorcellé…) Quoiqu’il en soit, son état s’est aggravé d’année en année, Idrissou se mettant en retrait de sa communauté, et entrant dans des états d’agitation délirante récurrents. Il y a 12 ans, au cours d’un épisode particulièrement violent, les consultations en médecine traditionnelle ne faisant rien contre son agressivité, sa famille n’a pas eu d’autre solution que de l’attacher. Il est resté ligoté pendant 12 ans, pieds et mains liés avec une corde et des fers.

Il a été emmené par son frère à la consultation de psychiatrie organisée pour la première fois à Kérou en mars 2015 par l’ONG Saint-Camille de Lellis  : dans un état d’incurie gravissime, cachectique, les doigts gonflés par des anneaux de fer qu’il avait du ramasser par terre et s’enfoncer aux mains, des yeux d’animal apeuré... Sous le regard interloqué des enfants du village, restés à distance raisonnable, Idrissou a été détaché, rassuré, emmené pour les premiers soins  : une injection qui l’a apaisé, et a permis qu’on le lave, qu’on lui rende son apparence humaine. Il est revenu 3 jours de suite au centre de soins, amené par sa famille, pour poursuivre les soins, libre de ses mouvements.

Cela leur a coûté 2000 Francs CFA pour 1 mois, quelques courts aller-retour dans le centre de soins qui se trouve à quelques minutes de leur domicile, lorsque la seule consultation en psychiatrie publique et les médicaments mensuels en pharmacie leur auraient pris 15000 Francs CFA et 2 journées de voyage.

Peut-on réellement continuer à affirmer que les africains choisissent les soins traditionnels pour leur efficacité et leur croyance magico-religieuses  ? Qu’ils n’ont rien à gagner de l’apport de savoirs médicaux psychiatriques ? Que notre « modernité » va détruire leur Savoir ancestral, transmis de génération en génération ? Faisons donc un pas en arrière et réinterrogeons les concepts ethnopsychiatriques évoqués par Tobie Nathan, aveuglément séduisants car ils nous parlent d’une «  Folie  » dont les sagesses ancestrales africaines sauraient que faire, et que nous, psychiatres occidentaux, tantôt colons fascistes, tantôt diables au service des firmes pharmaceutiques, tenterions de détruire à coup de psychotropes.

Une voie médiane existe pourtant : celle du réel et de la pratique du terrain, qui nous dit que des hommes et des femmes souffrent enchaînés au fond de leur village, parce que nous psychiatres occidentaux, préférons respecter la Culture traditionnelle africaine et théoriser sur de nouvelles thérapeutiques issues de celle-ci, plutôt que d’affirmer que la schizophrénie existe en Afrique comme en France, qu’elle a une part biologique évidente et connue, et que quelqu’un qui en souffre peut être soulagé par l’administration d’un médicament. Certes moins exotique que les transes N’Doep et les rituels de dépossession, cette étape est pourtant le premier pas nécessaire pour l’insertion des malades dans leur communauté. Car non ! Les individus atteints de schizophrénie n’ont pas plus naturellement leur place dans les villages en Afrique que dans nos villes en France. Oui  ! Ils y sont stigmatisés comme chez nous. Cette stigmatisation ne vient pas du regard qu’on leur porte, nous ne sommes pas plus intolérants en France qu’en Afrique. Cette stigmatisation vient de la maladie ellemême, du trouble et du décalage qu’elle engendre dans la relation à l’autre, en Afrique comme en France.

La Culture n’est pas un concept figé. Elle est mobile, en perpétuel bricolage, comme l’enseigne Levi-Strauss. Il est vain de figer l’Afrique dans une Culture ancestrale immuable  : l’Afrique moderne est le produit de son ancestralité et de son évolution actuelle. Preuve en est : certains « tradi-thérapeutes » utilisent aujourd’hui des grigris faits de cassettes vidéo et de matériaux recyclés. Apporter des soins psychiatriques en Afrique ne reviendra jamais à «  tuer  » la Culture africaine. La Culture n’est pas un simple objet que l’on détruit ou que l’on écarte. La médecine psychiatrique n’est pas si puissante ! Elle est tout juste un moyen de soigner et de redonner une chance à des hommes, craints et ignorés de tous, et qui, bien que soignés par des médicaments, continueront d’avoir des croyances, des coutumes, des rites.

Camille BERGOT
Interne de psychiatrie à Montpellier
Vice-Présidente de l’association SMAO

SMAO Santé Mentale en Afrique de l’Ouest
Pour plus de renseignements sur les projets en cours, les prochains évènements, les démarches à faire pour nous soutenir ou pour intégrer l’association Santé Mentale en Afrique de l’Ouest…

  • https://tobienathan.wordpress.com/conferences/conferencesde-saint-denis-ethnopsychiatrie-2/
  • Emission France inter  : http://www.franceinter.fr/emission-teatime-club-etre-fou-un-peu-beaucoup
  • Article paru dans la revue “Association Française Fédérative des Etudiants en Psychiatrie ” / AFFEP n°15

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